Qui décide de la politique de la France ?
Mais de quelle paralysie est donc frappé le gouvernement français ? Alors
qu'il dispose d'une majorité comme peu de gouvernements en ont connu, alors
que l'opposition de gauche ne s'est pas encore remise de sa défaite et
continue de se déchirer, alors que l'horizon économique est sombre et lui
donne la légitimité que la gravité de la situation donne au bistouri
chirurgical, le voilà qui recule et repousse aux calendes grecques les
mesures les plus urgentes.
Malgré les promesses de réformes drastiques, ce gouvernement ne fait
que suivre l'exemple des gouvernements qui l'ont précédé ; ils ont
reculé les mesures urgentes, en en confiant l'étude à de savantes
commissions qui parviennent toutes aux mêmes conclusions et attendent la
commission suivante pour pouvoir redire les mêmes choses. Et la France
continue de s'enfoncer sous le poids des problèmes non résolus, des
décisions non prises.
Les relations de l'Etat avec les syndicats sont des relations complexes :
à la fois il en a peur car c'est le seul pouvoir capable, comme l'histoire
récente l'a montré, de mettre son autorité en échec. Mais en même
temps, il les glorifie en en faisant ses interlocuteurs privilégiés dans
ce qui est devenu le rituel du "dialogue social" entre les
"partenaires sociaux".
Ce rituel a été consacré en 1968 lorsque le gouvernement du Général
de Gaulle a intronisé les syndicats dits représentatifs. Nous verrons dans
quelles circonstances est née cette représentativité, mais on doit se
demander ce que les syndicats représentent vraiment.
Ils ont en effet presqu'entièrement disparu du secteur privé et
n'existent plus que dans le secteur public. Et même dans ce secteur, on
doit se demander qui prend les décisions et quelle légitimité à
représenter les intérêts de la Fonction Publique ont ceux qui ont pris le
contrôle de l'Etat.
En d'autres termes, qui fait la politique de la France ?, seraient-ce
quelques meneurs très décidés qui ont su prendre le pouvoir et le garder,
des fonctionnaires ne représentant qu'eux-mêmes et des intérêts très
corporatistes, la " chienlit " comme disait, à tort ou à raison,
de Gaulle ?
Le déclin des syndicats français
Le contraste est saisissant entre le pouvoir syndical et la place
numérique de plus en plus faible qu'ils occupent.
On comprend qu'en Suède, la plupart des décisions soient prises avec leur
accord ou même à leur suggestion car 90% des salariés suédois sont
syndiqués. Mais que penser de la France ou les syndicats sont les derniers
de la classe en Europe ?
Certes, la France n'est pas le seul pays où les syndicats ont régressé
; partout, dans le monde, la participation syndicale est en recul.
Les causes du déclin des syndicats traditionnels sont assez claires : le
syndicalisme pur est celui auquel nous devons l'interdiction de travail des
enfants, l'assurance sociale, les 40 heures, etc. ; il est l'enfant du
taylorisme, du travail à la chaîne, des cadences, des temps
chronométrés, il est l' enfant de l'aliénation qui transforme l'homme en
machine et qu'a si bien décrit Simone Weil. C'est contre cet asservissement
que se sont dressés tant d'intellectuels, même des polytechniciens qui se
sont immergés dans le monde ouvrier en devenant OS à la Régie Renault,
pour devenir ensuite des leaders syndicaux et des militants actifs de la
CGT.
Mais le monde qu'ils ont connu a pratiquement disparu par suite d'une
double transformation. La première est que les chaînes, la production
manufacturière, l'OS ont considérablement reculé grâce aux progrès de
la productivité et représentent moins de 20% de la population au travail,
les activités de services ayant embauché ayant littéralement envahi plus
de 40% de la population active en moins d'un demi-siècle, et ont fait
chuté la part des fabricants de plus de 60% à moins de 20% de la
populations active.
Or, qui dit activité de services dit initiative, autonomie des agents
s'accompagnant simultanément d'une élévation du niveau de formation et de
culture peu compatibles avec le syndicalisme ;celui-ci est d'abord une
organisation de masse, proche des organisations militaires où compte
d'abord la soumission à une même idéologie, à une hiérarchie, à des
mots d'ordre et qui hait toute affirmation du moi individuel.
Nous sommes aujourd'hui très loin de l'entreprise créée par un
grand-père, centralien, qui était le seul pratiquement à détenir le
savoir et qui opérait dans son entreprise comme un suzerain. C'était un
bon suzerain, mais un suzerain. D'autres entreprises étaient parfois
commandées par de mauvais suzerains, ils n'étaient pas la règle
générale mais ont servi de modèle et de cible à Karl Marx et ses
disciples.
Alors qu'aujourd'hui, la force d'une entreprise n'est plus dans son
suzerain mais dans la somme des capacités des individus à innover, à
sortir du moule, à prendre des initiatives ; la seule obligation que doit
satisfaire un bon gestionnaire est de faire converger les énergies
individuelles, et de dégager des synergies entre elles.
Et la seconde raison du recul syndical est que les méthodes qui dominent le
tertiaire se sont implantées même dans le secteur secondaire, le secteur
manufacturier où des firmes comme Toyota ont mis en avant l'initiative
individuelle, la pleine réalisation des individus dans leurs postes de
travail à travers les "cercles de qualité".
L'OS au travail n'est plus un rouage mécanique et aliéné, dont la survie
en tant qu'être humain dépend de sa capacité à effectuer des gestes
répétitifs tout en continuant de rêver sur son lieu de travail - ou de
son appartenance syndicale ? - mais un responsable, qui, aussi bas soit-il
dans l'échelle, sait qu'il est maintenant indispensable et se voit donner
des responsabilités et des possibilités d'initiatives qui le valorisent.
Pourquoi leur développement dans les services publics ?
Ce qui conduit à contrario, à se demander pourquoi le syndicalisme
s'est tellement développé dans les services publics. Serait-ce parce que
dans notre société, ce sont dans les services publics que l'individu
serait le plus aliéné, écrasé par une machine bureaucratique qui
l'ignore comme individu et qui ne le connaît que comme objet de
réglementation, comme numéro matricule ? Serait-ce parce que la
bureaucratie est une machine à désespérer non seulement ceux qui sont ses
clients mais ses propres agents ?
Il faut dire qu'il aurait fallu à nos dirigeants syndicaux une
extraordinaire vision de l'histoire et une grande abnégation devant leur
carrière personnelle pour lancer le syndicalisme vers des voies nouvelles.
Certains, auxquels il faut rendre grâce, ont esquissé une révolution
qui prend en compte le changement de donne, au premier plan desquels il faut
citer Nicole Notat. Mais il est tellement plus facile de s'emparer des
défauts du système pour le gérer à son avantage, et c'est comme cela que
des leaders comme Marc Blondel ou Jacky Le Sueur se sont saisis d'un
système bureaucratique défaillant pour leurs intérêts personnels,
notamment de pouvoir, en se faisant les défenseurs des privilèges et des
privilégiés.
Comme toutes les autres institutions dans lesquelles l'Etat s'est mêlé
d'intervenir sans que ce soit l'une de ses missions régaliennes (police,
justice, défense), les syndicats se meurent de l'intervention de l'Etat.
Cette intervention débute avec l'institution d'un régime extraordinaire
qui met les finances des syndicats littéralement hors la loi et va faire de
leur financement le temple impénétrable des influences occultes et
d'opérations parfois mafieuses. Elle se continue par la désignation,
après l'explosion de 1968, de syndicats représentatifs, syndicats auxquels
l'Etat confie un monopole de représentation, quelles que soient leurs
performances, leur nombre d'adhérents.
Que le pouvoir s'incline ainsi devant les syndicats, trouve son
explication dans la peur qu'ont eu les dirigeants de se trouver devant une
révolution de la rue, sans chef apparent, sur laquelle ils ne savent
comment prendre prise et donc dans leur désir de maintenir des
interlocuteurs privilégiés, chargés en somme de canaliser la révolte
populaire à travers le "dialogue social".
Source : http://www.ifrap.org/ - Bernard Zimmern
Le 25 février 2010 |